13 janv. 2007

Le don, l'échange non marchand et l'échange marchand

Le texte suivant est, pour l’essentiel, le résumé d’un article important d’Alain Testart, Echange marchand, échange non marchand, paru dans la Revue française de sociologie (42-4) en 2001. Il me paraît très utile pour éclairer les notions de don, échange marchand et non marchand, qui figurent au programme des classes de Sciences Economique et Sociales. Sauf mentions contraires, les citations en bleu sont extraites de cet article.

-----
.
Dans L'Essai sur le don, Marcel Mauss confond constamment les notions d’échange et de don, allant jusqu’à parler de « don-échange ». Après avoir observé que, dans les sociétés précapitalistes, l’échange ne met pas aux prises des individus mais des groupes, Mauss explique que ces derniers « s’obligent mutuellement » en échangeant des biens, mais aussi «des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n’est qu’un des moments », une grande variété de prestations « plutôt volontaires » (1) qui s’apparentent à des cadeaux faits sans contrepartie immédiate ni convenue : bref, des « dons ». Le problème est que Mauss englobe dans sa catégorie du don des transferts qui relèvent davantage de l’échange non marchand -- eg, les compensations matrimoniales, les prestations de la kula...

A la suite de Mauss, plusieurs générations d’ethnologues ont opposé, d'un côté, les dons et les échanges dits « cérémoniels » et, de l'autre, les échanges marchands. Les premiers auraient pour but principal de "renforcer les liens sociaux ou d'acquérir du prestige", tandis que les seconds viseraient avant tout la possession des biens eux-mêmes. L’ennui, c’est qu’il est impossible, dans les faits, de distinguer clairement ces deux types de transferts selon le critère de finalité. Dans l’exemple classique de la Kula, il est clair que le but n’est pas de renforcer les liens sociaux avec les partenaires : Malinowski montre bien que « c'est la chose que l'on veut, pour le prestige qui lui est attaché, pour la renommée que cela procure, parce qu'enfin cela témoignera du succès dans la kula et parce que le succès attire le succès. Ces buts, dira-t-on, sont sociaux. Certes, mais en va-t-il autrement dans l'achat d'une voiture décapotable ou d'une usine ? L'échange marchand ne se réduit pas à l'acquisition de fruits et de légumes sur le marché ». Quant à la recherche du prestige, ce n’est pas l’apanage des échanges non marchands ou du don ; c'est aussi l’un des principaux mobiles de la consommation – eg, les dépenses somptuaires -- et, par suite, de l’activité économique.

Bref, il faut trouver une autre classification. A la bipartition maussienne – échange marchand // échanges cérémoniels et dons –, Alain Testart propose de substituer la tripartition: don // échange non marchand // échange marchand.

Il importe dans un premier temps de distinguer clairement le don de l’échange, puis, dans un second temps, les formes marchande et non marchande de l’échange.

1. Don vs Echange
.
Alain Testart part d'un exemple simple pour exposer leur différence :

« Si vous avez fait un don à quelqu'un, peut-être vous fournira-t-il lui-même un cadeau plus tard, en guise de remerciement. Mais ce fait n'affecte pas la nature de votre acte : qu'il y ait ou non retour, personne ne niera que vous ayez fait un don. Peut-être attendiez-vous ce cadeau, peut-être même votre geste n'avait-il pour but que de l'obtenir. Il serait dans ce cas dépourvu de cette générosité que l'on associe trop souvent au don ; mais, que votre acte soit jugé intéressé ou non, personne ne niera pour autant qu'il fût un don. Peut-être encore, à défaut de retour venu spontanément, allez-vous solliciter le récipiendaire à cette fin, lequel, se sentant redevable à votre endroit, accédera peut-être à votre demande. Votre conduite pourra passer pour détestable, surtout en raison de la pression morale que vous avez fait peser sur celui qui avait cru être gratifié par votre acte ; personne néanmoins ne niera que vous ayez fait un don. Mais si maintenant vous exigez une chose en retour, arguant de votre droit à la recevoir, prétendant que c'est un dû et ne laissant pas au récipiendaire la liberté de refuser de la fournir, alors là, on pourra vous dire : "Votre soi-disant don, vous prétendez à présent le faire payer, ce n'était pas un don".

La morale de cette histoire est que le don est la cession d'un bien qui implique la renonciation à tout droit sur ce bien ainsi qu'à tout droit qui pourrait émaner de cette cession, en particulier à celui de réclamer quoi que ce soit en contrepartie. La vente, au contraire, implique toujours pour le vendeur le droit d'être payé tant qu'il ne l'a pas été ou l'échange, celui pour l'échangiste d'obtenir la contrepartie, tant qu'elle n'a pas été fournie. Ce qui sépare échange et don, c'est toujours une question de droit. À chaque fois qu'il y a un droit à exiger une contrepartie, nous sommes dans le registre de l'échange; à chaque fois que ce droit fait défaut, nous sommes dans celui du don. Peu importe que dans certaines sociétés le don soit régulièrement suivi d'un contre-don, cette régularité de la pratique n'en fait pas un échange si le donateur n'a aucune légitimité à exiger ce contre-don. Peu importe que le donateur attende ce contre-don et qu'il ressemble, par sa mentalité ou ses motivations fort peu altruistes, à un échangiste : il n'en aura jamais les droits même s'il en a les mêmes bénéfices, il n'aura pas de recours contre le donataire ingrat.
»

2. Echange non marchand vs Echange marchand

Alain Testart part ici d'un autre exemple. Une jeune femme découvre chez son ami un objet auquel il tient beaucoup mais qu’elle trouve très à son goût. A force de cajoleries, elle réussit à le convaincre de le lui céder à un « prix d'ami ». Il s’agit bien ici d’un échange, et même d’un échange monétaire, mais ce n'est pas un échange marchand.

Dans l’échange marchand, l’acheteur ne veut que la marchandise qu’il demande, et le vendeur ne veut que la contrepartie de la marchandise qu’il offre. « La réalisation de l'échange ne dépend en conséquence que des termes de l'échange. Et de rien d'autre ». Le rapport entre les personnes se résume à cette considération unique : « Combien ? ». Le rapport social est ici médiatisé par le rapport à la chose, et cette chose est une marchandise, ie. « un objet à propos duquel la décision de l'échanger a déjà été prise, la réalisation de l'échange ne dépendant que des termes de l’échange (le prix, le fait de trouver un acquéreur, etc.) ».

Voilà pourquoi « l'échange entre nos deux amis n’était pas un échange marchand ». D’une part, il n'y a jamais eu d’offre : « la chose vendue n'a jamais eu le statut de marchandise ». D’autre part, l’échange est fondé sur un rapport d'amitié : « l'objet n'était pas à vendre et seule l'amitié a fait qu'il fut vendu ».
.
Il en va de même dans la kula ... « Premièrement, il n'y a pas d’offre des objets kula; il y a une demande, une demande fortement appuyée par les « dons de sollicitation » dont parle Malinowski, mais rien qui ressemble à une offre de ces objets. Deuxièmement, la condition de la cession est un lien d’amitié entre les partenaires kula. Cet exemple est presque similaire à celui de nos deux amis à cette différence près que les partenaires kula entrent dans cette relation aux fins d’échanger entre eux, et donc que l'échange est attendu, probable, sollicité, régulier, ce qui n'était pas le cas entre nos amis. Mais il est clair qu'il ne s’agit ni dans un cas ni dans l'autre d'un échange marchand ».
.
Alors que la réalisation de l'échange marchand dépend seulement des termes de l’échange, l’échange entre les deux amis met en jeu à la fois « un rapport d'échange -- qui, comme tout rapport d'échange, consiste en la double cession d'un objet contre l'autre obtenu en contrepartie » --, et un « rapport d'amitié », condition du premier. Il suit de là qu’est un échange marchand « tout échange de marchandises, ou encore tout échange dans lequel les échangistes n'ont pas besoin d'entretenir entre eux d'autre rapport que celui de l'échange, c'est-à-dire encore un échange qui n’est pas intrinsèquement lié ni conditionné par un autre rapport entre les protagonistes ».

Ajoutons, pour terminer, qu’un échange marchand n’implique pas nécessairement une transaction monétaire. Comme le rappelle Florence Weber, « le troc n’est qu’une transaction marchande sans monnaie ». Inversement, une transaction monétaire n’implique pas nécessairement un échange marchand : « Daniel Moreau, 39 ans, ouvrier à l’usine de M., vit seul. Sa soeur Joëlle, célibataire sans enfants, vit dans l’immeuble HLM d’en face ; elle est chômeuse de longue durée et héberge pour des périodes longues l’un ou l’autre de ses douze frères et soeurs. Daniel, plutôt que de recourir au pressing, donne son linge à laver à Joëlle ; en échange, il lui « paie » ce service 100 F chaque fois qu’il y a recours (soit quatre fois plus cher que s’il s’adressait à une blanchisserie). Il s’en explique : donner à Joëlle de l’argent sans motif (sans prétexte), ce serait la vexer ; il a trouvé ce subterfuge pour l’aider sans l’humilier. Tout le monde y trouve son compte. L’évaluation du contre-transfert est fonction des besoins de Joëlle, et non du prix du service marchand (environ 25 F) » (2). Dans cet exemple, l’échange prend bien la forme d’une transaction monétaire, mais il s’agit d’un échange non marchand, parce qu’il est médiatisé et déterminé par une relation personnelle entre les échangistes (ici, un lien de parenté).

3. Quelques exemples d'échange non marchand

La camaraderie d’échange. L’amitié n'est pas une condition préalable nécessaire pour s'engager dans une relation d’échange. En fait, c’est bien souvent l'échange lui-même qui fonde le lien d'amitié. Il reste qu’à ce type de relation est associé un certain type d'échange et, pour cette raison, cet échange revêt un caractère non marchand.

Dans un grand nombre des sociétés étudiées par les anthropologues, l’organisation du commerce de longue distance était fondée sur la camaraderie d’échange. Etudiant les BaTonga de Rhodésie, Colson (1962) a mis à jour les principales caractéristiques de ce lien d'amitié: "1) Il a pour but explicite de favoriser les échanges, dont il est le vecteur principal; 2) les échanges ont lieu à l'occasion de visites réciproques entre amis; 3) chacun se porte garant de la sécurité de son ami lorsqu'il est chez lui ou dans son voisinage, la protection étant assurée au besoin par l'ensemble des parents de l'hôte; 4) l'échange est systématiquement différé : « Lorsqu'un "ami" donnait quelque chose, il n'attendait pas un retour immédiat. C'eût été le comble de l'impolitesse, l'indication que le récipiendaire envisageait la transaction comme un simple rapport commercial…» ; 5) le marchandage était impensable, « proscrit par la nature même du pacte »".
.
On retrouve tous ces éléments chez les partenaires kula. Les transactions kula « sont basées sur un statut permanent, établi une fois pour toutes, sur une association qui lie par couples quelques milliers d'individus. Cette association dure toute la vie, elle implique des devoirs et des privilèges mutuels variés... ». Ces associés ou partenaires sont appelés en langue trobriandaise karayta'u, ou simplement ta'u (mon homme), et pour la kula de l'intérieur lubay (ami). « Ce n'est que lorsque deux hommes ont conclu un tel pacte d'amitié qu'ils peuvent se livrer aux échanges kula ». Les transactions ayant lieu à la faveur des visites que se rendent les amis, le lien d’amitié est souvent la condition sine qua non de l’échange en tant qu’il garantit la sécurité du visiteur. L’histoire de Kaypoyia est à cet égard éloquente : échoué à l’ouest de Fergusson, non loin du village de son ami d’échange, Kaypoyia et ses hommes furent capturés ; ses compagnons furent massacrés et dévorés. Il réussit à s'échapper et, finalement rattrapé, fut sauvé in extremis par l’arrivée inopinée de son partenaire kula.

Enfin, il n’y a pas de marchandage dans la kula. « Le marchandage, qui est une sorte de chantage au refus, suppose de la part des protagonistes une entière liberté ». Là encore, la kula se distingue de l’échange marchand. Sur un marché, chacun peut refuser l'échange si la contrepartie proposée en ne lui sied pas. Dans la kula, c’est impensable, car « on ne refuse pas ce qui vient d'un ami : ce serait une grave insulte ». Par conséquent, celui qui initie l'échange cède un bien « sans savoir ce qu’il recevra en retour », sa seule certitude étant qu’il recevra un bien d’une valeur équivalente : il fait confiance à son ami.

L’institution du prix de la fiancée. La « dot » que paie un jeune homme à la famille de sa fiancée ne constitue pas un don mais « un paiement au plein sens du terme », en fait une succession de paiements échelonnés dans le temps. C’est le prix que doit payer le mari pour obtenir en échange certains droits sur sa femme. « Pour autant, écrit Alan Testart, il ne s’agit pas d’un échange marchand. Aucune femme à marier n’a jamais été offerte sur un marché, aucun mariage n’a jamais été conclu par achat. Le mariage est une alliance entre deux familles et c'est dans le cadre de cette relation d’affinité que se fait la transaction, c'est sous condition de cette alliance que se réalisent la vente et l'achat de droits sur l'épouse. Un échange conditionné par un autre rapport social qui le dépasse, à la fois parce qu'il le commande et généralement parce qu'il lui survit, c'est ce que nous appelons un échange non marchand. »

Les offices de commercialisation des produits agricoles. Il s’agit de monopsones légaux, tels qu’on en rencontre de l'Egypte lagide à l’Afrique Noire contemporaine, avec lesquels les paysans sont dans une relation de dépendance. Certes, il s’agit bien d’un échange, puisqu’un prix est bien payé aux paysans, et non d’un impôt -- même si la raison d’être du monopole est évidemment de prélever un impôt sur l’échange. Mais il s’agit d’un « échange obligatoire », ie inséré dans une relation de dépendance.

Le moulin banal et les banalités médiévales. Ces privilèges, dont jouissaient les seigneurs jusqu'en 1789, furent l’une des principales récriminations des Cahiers de Doléances. Le moulin banal est un monopsone légal où les sujets d’une seigneurie portent leur grain à moudre. Comme il ne s’agit pas d’un service public – le seigneur impose un prix élevé, évidemment très supérieur au prix qu’imposerait un marché libre --, il s’agit bien d’un échange. Mais, dans la mesure où cet échange est ici encore inséré dans une relation de dépendance, c'est un échange non marchand.

4. Pourquoi l’on confond souvent l’échange non marchand et le don

Parce qu’il s'insère dans une relation d'amitié, l’échange non marchand est souvent déguisé en une relation de don. Chez les BaTonga, Colson observe que la relation d'amitié permettait les « activités commerciales », mais que « les transactions étaient traduites en termes de dons ». Chez les Kpelle, Thurnwald constate que les visites entre amis d'échange constituaient un véritable business, mais que « l'échange de biens était travesti sous les apparences d'un échange de cadeaux ». Enfin, étudiant les relations d’échange dans le détroit de Vitiaz, Harding note : « Un homme formule et justifie sa requête par le seul besoin qu'il a de la chose demandée : il ne la fait jamais dépendre d'aucune condition, ni d'un bien qu'il pourrait promettre de rendre, ni d'un bien qu'il a pu déjà avoir donné. En un sens, le don et le contre-don, qui n'ont jamais lieu en même temps, sont vus comme des actes sans liens entre eux. »

Aux sources de cette illusion, on trouve, d'une part, « la prééminence de la relation d'amitié qui imprime son sceau à l'ensemble des relations et colore toute la relation d'échange » -- il est d’usage que des amis se fassent des cadeaux --, et, d'autre part, le fait que « la relation d'échange elle-même se trouve invariablement associée à des éléments de don » :

1) les échanges entre amis, par exemple la kula, sont des échanges différés. Mais aucune échéance n’est fixée, et, dans l’intervalle, le crédit est gratuit.
.
2) Les amis d’échange ont une idée assez claire de la valeur des biens. Et l’ami receveur doit rendre un bien d’une valeur au moins équivalente. « Mais il est considéré comme bienséant (et donc nullement obligatoire) de rendre plus. S'il le fait, c'est un don de sa part ».
.
3) Dans la relation d’échange entre amis, il n'y a pas d'offre (au sens économique). Par exemple, « aucun détenteur d'un bien kula ne cherche d'acquéreur pour le bien dont il dispose : ce sont ses partenaires qui le sollicitent (et il y des formes coutumières de sollicitation) pour qu'il leur cède son bien. C'est dire que le bien kula n'est jamais offert sur un marché. »
.
4) Enfin, en l’absence de retour, la sanction encourue est pratiquement la même que dans la relation de don. S’il est vrai que c’est « le droit à réclamer la contrepartie qui caractérise l'échange et la légitimité de recourir au besoin à la violence qui distingue l'échange du don », le fait est qu’en pratique le recours à la violence est l’exception. L’attitude la moins coûteuse consiste simplement à rompre la relation avec son ami d’échange. « Or c'est très précisément ce que fait un donateur vis-à-vis d'un récipiendaire ingrat qui ne fournit pas de contre-don ».

Notes:
.
(1) Marcel Mauss, Essai sur le don, L’année sociologique, 1923
(2) Florence Weber, Transactions marchandes, échanges rituels, relations personnelles, Genèses, 41, décembre 2000

3 commentaires:

Anonyme a dit…

Je n'ai pas encore lu l'ensemble de ce billet (je me suis arrêté au second paragraphe) mais à noter que l'article important dont il est question est d'Alain Testart (avec un "t" à la fin)... pour ceux qui ne le connaîtraient pas et voudraient se renseigner à son sujet...
et que le potlatch contrairement à ce qui est dit ici n'est pas pour lui une forme d'"échange non marchand" (à la différence de la kula)
>>> p728: "Je ne parlerai pas du potlatch qui doit au contraire, et sans conteste possible, être considéré comme un phénomène de don et contre-don".
Je lirai la suite plus tard

Claude Bordes a dit…

merci, Pustraton. C'est corrigé ! Je signale que le dernier livre d'Alain Testard s'intitule "Critique du don -- Etudes sur la circulation non marchande" (Syllepse, 2007). On peut lire en ligne le premier chap. sur le site de l'auteur: Qu'est-ce que le don ?
http://www.alaintestart.com/documents/crdon.pdf

Anonyme a dit…

Le don comme révélateur d'humanité :

Lorque la fenêtre défoncée fut réparée et que le poêle commenca à réchauffer l'atmosphère, il se produisit en nous tous comme une sensation de détente, et c'est alors que Towarowski (un Franco-Polonais de vingt-trois ans qui avait le typhus) fit cette proposition aux autres malades : pourquoi ne pas offrir chacun une tranche de pain aux trois travailleurs ? Ce fut aussitôt chose faite.
La veille encore, pareil événement eût été inconcevable. La loi du Lager disait : « Mange ton pain, et si tu peux celui de ton voisin » ; elle ignorait la gratitude. C'était bien le signe que le Lager était mort.
Ce fut là le premier geste humain échangé entre nous. Et c'est avec ce geste, me semble-t-il, que naquit en nous le lent processus par lequel, nous qui n'étions pas morts, nous avons cessé d'être des Häftlinge pour apprendre à redevenir des hommes.

Primo Lévi, Si c'est un homme, Robert Laffont, 1996, p. 215