19 déc. 2009

Ce que les économistes font


Le texte ci-après est une traduction personnelle, assez libre, d'un discours de Robert E. Lucas, "What Economists Do" (Graduation Talk, Université de Chicago, Décembre 9, 1988)


A la différence des physiciens et des poètes, les économistes passent pour des esprits pratiques et prosaïques. Certains économistes ont mérité cette image. D’autres non - moi-même et beaucoup de mes collègues ici, à Chicago. Je ne sais pas comment vous allez le prendre -- comme un aveu ou une vantardise --, mais nous sommes fondamentalement des conteurs d’histoires ("story-tellers"), qui créent des systèmes économiques imaginaires (« make-believe economic systems »). Plutôt que d'essayer d'expliquer en quoi consiste précisément cette activité de conteur, et pourquoi je pense qu'elle est utile et même essentielle, je vais simplement vous raconter une histoire, et vous en ferez ce que vous voudrez.

Mon histoire vise à comprendre la relation entre les changements de l'offre de monnaie et la survenue des dépressions économiques. La façon la plus convaincante d’étudier cette relation serait d'organiser une dépression aux Etats-Unis en manipulant la masse monétaire. Je crois que je saurais comment faire cela, même si je n’en suis pas absolument sûr, mais l’une des vertus du système démocratique est que l’on n’y considère pas avec beaucoup de sympathie les individus qui cherchent à faire des expériences avec nos vies. Je vais donc essayer de faire ma dépression ailleurs.

L'endroit que j'ai en tête est un vieux parc d'attractions – avec ses montagnes russes, sa maison des horreurs, ses hot-dogs, et tout le toutim. Je pense au parc de Kennywood, à Pittsburgh, où j'ai vécu quand mes enfants avaient l'âge idéal pour apprécier pleinement les parcs d'attractions – c’est un bel endroit, établi au détour du siècle sur un promontoire au dessus de la rivière Monongahela. Si vous ne connaissez pas ce parc, pensez à un autre qui vous est familier, l’important étant que vous puissiez bien visualiser comment l'expérience que je vais décrire se déroulerait dans la pratique.

Kennywood Park est l’endroit idoine parce qu’on y trouve un système monétaire complètement indépendant. Les dollars ne sont pas acceptés à l’intérieur du parc. A l’entrée, les visiteurs échangent leurs dollars contre des tickets. Chaque activité a son prix -- tant de tickets. Les employés collectent ces tickets, et à la fin de la journée, les échangent contre des dollars -- comme des jetons au casino.

Pour des raisons évidentes, l’activité du parc fluctue : le dimanche est une grosse journée, le 4 Juillet (Independance Day) est le jour le plus chargé de l’année. Chaque concession est gérée avec une certaine flexibilité: les jours de forte fréquentation, on mobilise du personnel supplémentaire ; les mauvais jours, le patron laisse certains employés au repos, ou permet à d’autres de partir un peu plus tôt. Ainsi, le "PIB" du parc (le nombre total de tickets collectés) et la quantité de travail (le nombre d'heures travaillées) varie d’un jour à l'autre au gré des fluctuations de la demande. Mais, un jour de faible fréquentation – par exemple un lundi -- ne fait pas une dépression. Par dépression, il faut entendre quelque chose qui ne devrait pas se produire, quelque chose de pathologique, pas les fluctuations normales, saisonnières ou journalières.

Voilà, je crois, comment fonctionne le parc. Techniquement, Kennywood Park a un système de taux de change fixe, car sa banque centrale, le bureau du caissier à l’entrée, échange à un taux fixe des billets de monnaie locale -– les tickets -- contre des devises étrangères -- des dollars américains.

En un sens, dans cette économie, le nombre de billets en circulation n’a guère d’importance économique. Personne, ni les clients ni les commerçants, ne se soucie vraiment du nombre de tickets payés pour une activité ; seule importe leur contrevaleur en dollars. Si le nombre de tickets distribués pour un dollar double, passant de 10 à 20, et si le prix de tous les manèges double aussi, passant par exemple de 3 à 6 tickets par tour de montagnes russes, et si tout le monde a bien conscience de ces changements, ça ne fait aucune différence importante. On observe simultanément un doublement de la masse monétaire et un doublement des prix -- une inflation de 100 %. Et alors ?

Pourtant, je veux vous montrer que les changements dans la quantité de monnaie -- dans le nombre de tickets en circulation --, ont la capacité de déclencher des dépressions ou des booms dans cette économie (comme je pense qu'ils le font dans la réalité). Pour ce faire, imaginez que l’on procède, dans le périmètre de Kennywood Park, à l’expérience suivante. Imaginez qu’on puisse louer le parc le temps d’un dimanche et que ni les commerçants du parc ni les clients n’en soient informés. Sans avertissement ni explication, les employés au guichet sont instruits que, ce jour-là, un dollar s’échangera contre 8 tickets, au lieu de 10. Que va-t-il se passer ?

On peut imaginer toute une gamme de réactions. Certains clients, découragés ou en colère, feront demi-tour et rentreront chez eux. D'autres, venus au parc avec tant de dollars à dépenser (le budget fixé par Maman), obtiendront pour leurs dollars 80 % des tickets qu’ils auraient obtenus les dimanches précédents. D'autres débourseront quelques dollars de plus pour obtenir autant de tickets qu’auparavant -- avant le changement du « taux de change ». J'aurais besoin d’en savoir beaucoup plus sur les clients de Kennywood Park pour savoir combien entrent dans chacune des ces trois catégories, mais il est assez clair que personne n’achètera plus de tickets, et que beaucoup en achèteront moins. En conséquence, le nombre total de tickets en circulation -- l'offre de monnaie de cette économie -- sera ce dimanche inférieure à ce qu'elle aurait été autrement .

Maintenant, observons les effets sur les commerçants. Là-aussi, les réactions seront diverses. La plupart noteront qu’il y a une baisse de la fréquentation, pour un dimanche, et que les clients ne dépensent pas autant que d’habitude. Ces derniers consacreront plus de temps aux activités gratuites (« freebies »), à admirer la vue sur le fleuve ou à se promener dans les jardins. Beaucoup de commerçants se sentiront personnellement mis en cause. Ceux qui craignaient que leur activité soit un peu démodée y verront une confirmation supplémentaire. Ceux qui pensaient que leur manège commençait juste à bien marcher et envisageaient de s’étendre, se diront qu’ils étaient trop optimistes. Beaucoup renverront à la maison le personnel supplémentaire des dimanches. L’humeur générale sera sombre, « déprimée ».

En somme, je n’ai rien fait d’autre que d’organiser une dépression dans le parc. La réduction de la quantité de monnaie en circulation a bien entraîné une réduction de la production réelle et de l'emploi. Et cette dépression constitue bien une sorte de pathologie. Les clients se présentent au parc, avides de dépenser et de s'amuser. Les commerçants sont prêts et attendent de les servir. En créant un dysfonctionnement dans le système monétaire du parc, nous avons empêché (non pas physiquement, mais tout aussi efficacement) les acheteurs et les vendeurs de se rencontrer et de profiter d’échanges mutuellement avantageux.

C'est la fin de mon histoire. Plutôt que de vous donner mon opinion sur la nature et les causes des dépressions aux États-Unis, j'ai simplement créé une dépression et je vous ai laissé la voir se dérouler. J'espère que vous avez trouvé mon histoire convaincante, que vous pensez que c’est bien ainsi que les choses se passeraient dans la réalité. Si c’est le cas, vous comprendrez également que si l’on distribue, le temps d’un dimanche, davantage de tickets pour un dollar, on pourrait tout aussi facilement déclencher un boom dans le parc. Mais il est clair que nous ne pourrions créer un boom tous les dimanches. Notre expérience a bien fonctionné parce que tout le monde a été pris par surprise. Nous aurions pu éviter la dépression en laissant les choses en l’état, mais nous ne pourrions pas, avec nos manipulations monétaires, ajouter continûment à la prospérité du parc. La clarté avec laquelle ces effets peuvent être perçus constitue le principal avantage de fonctionner dans des mondes simplifiés et imaginaires.

L'inconvénient, il faut le reconnaître, c'est que nous ne cherchons pas à comprendre et à prévenir les dépressions dans d’hypothétiques parcs d’attractions, mais dans notre propre société, beaucoup plus compliquée. Pour tirer parti des connaissances que nous avons acquises sur les dépressions à Kennywood Park, nous devons être prêts à raisonner par analogie, à partir de ce que nous connaissons d’une situation pour l’appliquer à une autre, tout à fait différente, et que nous voulons comprendre. Or, comme nous le savons tous, la même analogie que l’un trouve convaincante est souvent jugée ridicule par un autre.

Eh bien, c'est pour cela que des gens honnêtes peuvent être en désaccord. Je ne sais pas ce qu'on peut y faire, si ce n’est d’essayer de raconter des histoires toujours meilleures, et de produire les matériaux de meilleures analogies, plus instructives. Comment pourrions-nous autrement nous affranchir des limites de l'expérience historique et découvrir les voies grâce auxquelles notre société pourra fonctionner un peu mieux que dans le passé ?

En tout cas, c'est ce que font les économistes. Nous sommes des conteurs (« story-tellers »), qui évoluons la plus grande partie du temps dans des mondes imaginaires (« worlds of make believe »). Nous ne pensons pas que le monde de l'imagination et des idées constitue une alternative à, ou un retrait de, la réalité pratique. Au contraire, c'est le seul moyen que nous ayons trouvé de penser sérieusement le monde réel.

D'une certaine façon, il ne s’agit de rien de plus que de maintenir la conviction (que je sais vôtre après quatre années passées à Chicago) que l'imagination et les idées sont importantes. J'espère que vous pourrez faire cela dans les années qui viennent. C’est amusant et c’est intéressant et, vraiment, il n'y a pas d'alternative pratique.

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