7 mars 2012

Rigueur ou relance ?

En temps normal, néokeynésiens et néoclassiques parviennent à s'entendre, produisant de nouvelles synthèses. Mais, en temps de crise, les lignes de fractures réapparaissent, avec en particulier des débats assez vifs sur la question de savoir s'il convient ou non de mener une politique de relance budgétaire. Les arguments présentés reflètent le positionnement idéologique des parties en présence : Paul Krugman, Brad Delong, Joe Stiglitz, Christina Romer, l'OFCE chez nous, etc. vs Freshwater (Univ. de Chicago, Univ. du Minnesota), John Taylor, Robert Barro, etc. (cf. cet article de Vox : The return of schools of thought in macroeconomics).

Il est vrai qu’en présence d’un écart récessionniste sévère, les politiques keynésiennes peuvent être efficaces. Dans un survey récent consacré à l’effet multiplicateur des dépenses publiques aux Etats-Unis, Valery Ramey conclut: “the bulk of estimates imply that the aggregate multiplier for a temporary rise in government purchases not accompanied by an increase in current distortionary taxes is probably between 0.8 and 1.5” (Can Government Purchases Stimulate the Economy?, Journal of Economic Literature sept. 2011). Un autre survey conduit par une vingtaine d’économistes montre qu’une politique de relance budgétaire, basée sur une augmentation des dépenses publiques pendant deux ans, et accompagnée par une politique monétaire accommodante, produit un effet multiplicateur compris entre 1,1 et 1,6 aux Etats-Unis comme dans la zone euro (IMF Working Paper, March 2010: Effects of Fiscal Stimulus in Structural Models). Dans une récente tribune du Monde, Jérôme Creel, de l’OFCE, s’appuie sur cette étude pour conclure : « La politique budgétaire expansionniste a des effets… expansionnistes sur le produit intérieur brut ; faut-il donc se priver d’un instrument somme toute efficace ? »

Or, il est patent que la croissance effective est aujourd’hui très en dessous de la croissance potentielle. La politique monétaire étant partiellement neutralisée, avec des taux au plancher, la situation macroéconomique appellerait normalement une politique de relance budgétaire.

Le problème vient de ce que nous ne sommes pas dans une situation normale. La dette publique a atteint un peu partout des niveaux préoccupants. En réaction à l’envolée des spreads de taux sur la dette souveraine, la plupart des gouvernements européens ont du se résigner à mettre en place des politiques de rigueur. Les PIIGS sont entrés dans des crises budgétaires dont ils auront le plus grand mal à sortir. La France et les Etats-Unis ne sont pas à l’abri. Il est probable que le Japon lui-même connaîtra bientôt une dramatique crise de la dette (cf. cet article de Reuters). A l'évidence, le meilleur moyen de conjurer une crise budgétaire, c’est d’éviter d’y entrer ! D’où la rigueur. 

Une politique de relance aurait pour effet d'augmenter immédiatement le déficit, donc la dette, sans ajouter au PIB à long terme. Le taux d’endettement augmenterait durablement. Certains soutiennent que la relance serait autofinancée, grâce aux fruits de la croissance. Las! Aucune étude économique n'a encore réussi à mettre en évidence un effet Laffer consécutif à une politique de relance (cf. cet article de Daniel Gros: Austerity under Attack). De son côté, une politique de rigueur réduit fortement le PIB à court terme, mais se révèle neutre à long terme : une fois digéré le choc négatif de demande, l'économie repart rapidement. En attendant, le besoin de financement est durablement réduit. De fait, malgré la sévère récession provoquée par l'austérité, le déficit a été fortement réduit en Grèce, en Irlande, etc.

A cela s'ajoutent les incertitudes sur l'efficacité des politiques de relance (le niveau du multiplicateur) dans la situation actuelle. Les revenus et recettes supplémentaires risquent d’être épargnés par les agents, parce qu’ils cherchent à réduire leur endettement, ou parce qu’ils anticipent de futures hausses d’impôts (un risque d’autant plus crédible que les mêmes économistes et politiciens qui plaident contre l’austérité maintenant laissent clairement entendre qu’on resserrera les boulons demain, quand le danger de récession sera écarté). En ce cas, la consommation n'augmentera pas et les entreprises n'investiront pas -- a fortiori si elles anticipent elles-aussi une hausse de leurs taux d'imposition. Dans tous les cas, l'effet multiplicateur est affaibli.

Selon John Taylor, c'est ce qui s'est passé aux Etats-Unis, où l'argent public distribué lors des dernières politiques de relance a été épargné par les ménages et les collectivités locales (cf. An Empirical Analysis of the Revival of Fiscal Activism in the 2000s, Journal of Economic Literature, 2011, ou ce compte rendu récent sur son blog: Did Fiscal Stimulus Help the Economy?). Pour Paul Krugman, ces résultats prouvent seulement que la relance Obama était insuffisante. Autrement dit, avec un multiplicateur affaibli, il faudrait augmenter beaucoup plus fortement le déficit, donc la dette... Au risque de précipiter le pays dans une grave crise budgétaire, avec à la clef le choix cornélien entre un défaut de paiement, l’hyperinflation, ou une austérité bien plus grande que celle qu’on voulait éviter -- toutes perspectives de nature à faire monter les taux longs et dissuader d’investir dans le pays.

De fait, il semble que l'efficacité des politiques de relance varie en fonction inverse de la soutenabilité de la dette publique. Une étude récente du FMI montre que le multiplicateur est très faible dans les pays fortement endettés (dette publique > 60 % du PIB) ; il devient même négatif après un an. Du reste, la version initiale de l'étude citée par Creel se concluait sur cet avertissement salubre : "It is important to emphasize this last point. Fiscal policy must be conducted in a responsible way such that the policy track is sustainable and the fiscal authorities can maintain their credibility. The implications of not acting responsibly involve both shorter-run and longer-run unfavorable outcomes. Relatedly, it is important for governments to act to reduce their debt to GDP ratios in economically favorable times to give themselves fiscal space when stimulative actions are needed in a more difficult economic environment." (op. cit.). Faute d'avoir réduit la dette publique en temps de vaches grasses, la France et les autres pays fortement endettés ne peuvent plus aujourd'hui compter sur la relance budgétaire pour sortir de la crise (cf. annexe).

Il existe donc un doute raisonnable sur l’efficacité d’une politique de relance dans les conditions actuelles. De toute évidence, les pays les plus endettés ne feront pas l’économie de politiques d’ajustement structurel. Je ne partage pas l'optimisme de ceux qui voient dans la crise actuelle le prélude à une révolution libérale en Europe continentale (cf cette tribune du WSJ: Europe's Supply-Side Revolution), ni le pessimisme de ceux qui croient les élites trop lâches et les peuples trop bêtes pour choisir d'agir avant qu'il ne soit trop tard (cf. cette bonne tribune de Raghuram Rajan: The Public and Its Problems). Le scénario le plus vraisemblable est qu'on aura un mixte de rigueur budgétaire (plus ou moins sévère en fonction de la situation budgétaire des pays), de répression financière douce et de quantitative easing (pour faciliter le désendettement grâce à des taux d'intérêt réel très bas voire négatifs), de défauts partiels plus ou moins bien organisés (en Grèce, au Portugal...) et de réformes structurelles. La principale incertitude concerne l'ampleur de ces dernières. Si rien n'est fait pour accroître l'efficience allocative, le capital humain, et les incitations à innover, entreprendre, travailler, investir, l'ajustement sera d'autant plus long et la croissance durablement ralentie.  

Annexe : la dérive de la dette publique française

Avant la crise, la France était à peine mieux gérée que la Grèce : son déficit structurel s’élevait en moyenne à 3 % du PIB. Résultat : fin 2008, la dette publique représentait 68 % du PIB. Avec l’entrée dans la crise, le déficit public a normalement augmenté, dépassant 7 % du PIB en 2009 et en 2010. Mais, si l’on distingue dans ce déficit une composante conjoncturelle (le jeu des stabilisateurs automatiques en contexte de récession) et une composante structurelle (indépendante de l’écart de production), la première rend compte d'à peine un tiers du déficit observé. C’est dire que les deux tiers de l’augmentation récente de la dette publique (+ 22 points de PIB entre 2008 et 2012) s’expliquent par la dérive des finances publiques (le déficit structurel hérité) et les politiques de relance (qui ont accru le déficit structurel). Ce qui correspond aussi aux estimations de la Cour des Comptes.

Déficit public et dette publique de la France



est.
projections

2008
2009
2010
2011
2012
2013
Déficit public (en % du PIB)
-3.3
-7.6
-7.1
-5.7
-4.8
-4.4
Dont déficit structurel, corrigé des variations cycliques (en % du PIB potentiel)
-3.0
-5.3
-5.2
-4.4
-3.3
-3.1
Dette publique (en % du PIB)
68.3
79.0
82.4
87.0
90.7
93.1
IMF Fiscal Monitor Update, janvier 2012 

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