10 oct. 2015

Le progrès technique


Faute de mieux, les économistes mesurent le progrès technique par l’augmentation de la productivité globale des facteurs (PGF). Mais dire que le progrès technique correspond aux gains de PGF est doublement insatisfaisant. D’une part, la PGF mesure très imparfaitement le PT, comme le montre aujourd’hui le décalage incroyable entre le progrès technique réel, visible dans la vie quotidienne, et celui visible dans les statistiques de PGF. D’autre part, ça ne nous dit pas ce qu’est le progrès technique, ni d’où il vient. En ce sens, l’augmentation de la PGF n’est rien d’autre que « la mesure de notre ignorance » (Moise Abramovitz).

En premier lieu, le progrès technique ne se limite pas à ce que l’on sait mesurer. Il intègre aussi les effets sur le niveau de vie des innovations de produits. Or, pour calculer l’évolution du PIB réel, les comptables nationaux utilisent comme déflateur un indice des prix qui prend très mal en compte l’effet réel des nouvelles technologies.

Nordhaus donne l’exemple de l’éclairage : supposons qu’en T1 une lampe à pétrole produise de la lumière pour un coût horaire de 10 € par million de lumens. En T2, ce coût augmente à 11 €. La même année, l’électricité arrive dans les foyers, fournissant la même quantité de lumière pour un coût horaire de 0,12 €, puis de 0,1 € en T3. Que se passe-t-il ? L’indice officiel des prix enregistre une hausse de 10 % entre T1 et T2, puis une baisse de 20 % entre T2 et T3, passant complètement à côté de l’essentiel : la baisse de 900 % du prix de l’éclairage consécutive au changement de technologie. Sur la période 1800-1992, Nordhaus a ainsi calculé que la baisse du prix réel de l’éclairage était en réalité mille fois plus importante que celle mesurée avec l’indice officiel des prix ! De même, les statistiques historiques passent complètement à côté des changements tectoniques consécutifs à l’apparition du train, de l’automobile, de la télévision, des antibiotiques, des portables, de l’Internet avec ses fabuleuses applications. C’est d’ailleurs la principale critique adressée à la thèse de la stagnation séculaire : celle-ci n’est visible que dans les statistiques !

En second lieu, l’évolution de la PGF mesure (très imparfaitement) le progrès technique, elle ne le définit pas. Une bonne définition du progrès technique est donnée par Pierre Ralle & Dominique Guellec : "Le progrès technique correspond à un accroissement de la connaissance que les hommes ont des lois de la nature appliquées à la production. Il permet l'apparition de nouveaux produits et procédés qui augmentent le bien-être des individus, par un accroissement ou une transformation de la consommation" (Les nouvelles théories de la croissance).

Le grand mérite de cette définition est de lier PT et connaissance. Fondamentalement, nous dit Joël Mokyr (The gifts of Athena), le progrès technique est le résultat d’un processus d'accumulation, de diffusion et d'utilisation croissante de la connaissance utile -- la connaissance qui affecte la capacité technologique des hommes. Mokyr distingue deux formes, complémentaires, de la connaissance utile :

 - la connaissance épistémique. Elle s'accroît chaque fois que sont découvertes de nouvelles lois, de nouvelles régularités, autrement dit, chaque fois qu'est proposée une nouvelle interprétation d'un phénomène; elle s’accroît aussi chaque fois qu'est observé, mesuré, répertorié un nouveau phénomène. Elle apporte des réponses à la question "Qu'est-ce que c'est ?", et ces réponses sont justes ou fausses.

 - la connaissance technique. Elle s'accroît chaque fois que sont inventés de nouvelles recettes, de nouvelles combinaisons de moyens pour arriver à une fin donnée. Elle apporte des réponses à la question "Comment faire ?", et ces réponses sont plus ou moins efficaces. A tout moment, l'état des techniques possibles ("le livre des recettes") est limité par l'état des savoirs épistémiques.

Le progrès technique survient quand les nouvelles techniques sont appliquées, i.e. débouchent sur des innovations qui se diffusent dans l'ensemble social.

On peut illustrer cette définition du progrès technique avec le schéma ci-après:
 

Pour bien faire, il faudrait intégrer le rôle du capital humain. En effet, pour se diffuser, les innovations requièrent de la part des utilisateurs un niveau adéquat de capital humain -- i.e. un savoir implicite sans lequel on ne peut tirer avantage de l’innovation. De façon générale, la croissance économique dépend de la synergie entre l’accumulation des connaissances et celle du capital humain. De même que le capital physique est à la fois un facteur de production et un résultat de la production, le capital humain produit des connaissances qui, via le système éducatif, contribuent à leur tour à la production du capital humain.

Mais la définition ci-dessus est encore incomplète. Elle rend bien compte du progrès technologique, mais ce dernier ne recouvre pas tout le progrès technique. Si je me fie au manuel de David Weill, le progrès technique accroît la productivité globale des facteurs de deux façons :

- par l’innovation technologique. Il s’agit des innovations de procédé, mais aussi de certaines innovations de produit : par exemple, les téléphones portables ont fortement accru la productivité des pêcheurs du Kerala ; de même, la machine à laver a permis de libérer du temps pour des taches plus productives, comme l’éducation des enfants ou le travail salarié (cf. le TedTalk génial de Hans Rosling: the magic washing machine).

-  par des gains d’efficience. A technologie constante, l’intensification du travail élève la PGF, elle contribue donc au progrès technique. Il en va de même de la division du travail, qui explique, selon la Banque mondiale, l’essentiel des gains de PGF de la Chine: le commerce international a favorisé la spécialisation du travail et sa réallocation vers des activités plus productives (l’industrie ou l’agriculture commerciale vs l’agriculture de subsistance ou le secteur informel).

L’historien Verley qualifiait de « croissance smithienne » la croissance fondée sur la division du travail, et de « croissance schumpetérienne » la croissance fondée sur l’innovation technologique. La croissance smithienne caractérise les premiers temps du développement.




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